Têtue, cette Valérie Limoges. Quelque 27 ans après avoir commencé à piloter des karts, 18 ans après avoir remporté un championnat de karting et 14 ans après avoir dû abandonner son rêve de devenir pilote, Valérie Limoges, vient de remporter, à l’aube de ses 40 ans, son premier championnat national canadien, la Coupe Nissan Sentra 2022.
S’il est bien une carrière marquée par la persévérance, c’est bien celle de Valérie Limoges. Laissez-moi vous raconter. Son père, Alain, l’a d’abord intéressée au karting. Ou plutôt, il n’a fait que la conduire au SH Karting de Saint-Charles-sur-Richelieu , là où dans la plus pure tradition québécoise, on s’élance en karts de course à l’extérieur, sur le bitume et parfois même sur la glace. La suite, Papa Alain y a assisté un peu en retrait, laissant l’enthousiasme naturel de sa fille les porter tous les deux.
Au début, cet enthousiasme signifiait d’être assez intelligente pour laisser les garçons les plus rapides la dépasser – oui, en 1992, ils étaient tous des garçons. De la sorte, Valérie pouvait s’affairer à les suivre, leur exemple prenant la tournure d’un cours intensif sur les apex et les points de freinage. L’adolescente d’alors était impitoyable: quand elle avait appris tout ce qu’elle pouvait d’eux, elle les dépassait – et encore aujourd’hui, elle ne se souvient pas d’avoir trouvé étrange qu’une fille soit plus rapide qu’un garçon.
Valérie Limoges, à son plus jeune âge… Photo by Limoges family
Valérie peut également vous décrire toute la joie de mener une Mustang Can-Am de 600 chevaux dans les virages relevés de Daytona. Mais elle connaît tout autant la déception du DNF (Did not finish – l’abandon) dans la célèbre course d’endurance floridienne. Et enfin, comme la (trop) grande majorité des pilotes automobiles, elle sait ce que ça fait de signer une belle entente (avec Blackforest Motorsport) afin de courser la Mustang susmentionnée (dans la série Grand Cup), pour ensuite assister, impuissante, à l’annulation de ce qui aurait été son plus gros contrat à vie. Merci, Grande Récession de 2008.
Donc, je me répète: persévérance. Car une fois évanoui le rêve américain, il faudra huit longues années à Valérie avant que ne se pointe la Coupe Nissan. Huit longues années de montagnes russes, pendant lesquelles elle empoignait les volants qu’elle pouvait, se demandant si sa carrière ne s’était pas terminée au moment où, justement, elle croyait qu’elle s’envolait.
Vous pouvez donc imaginer l’allégresse, voire l’euphorie qui régnait dimanche en fin d’après-midi, au Circuit Mont-Tremblant, dans le camp Limoges. Et on pourra dire que la victoire – et le champagne avaient un goût exquis que seules les années de dur labeur peuvent accorder. Avec à son bras sa petite Alice d’à peine neuf mois, sa partenaire Marie-Pier qui a fait preuve d’un soutien indéfectible et la sécurité financière d’un emploi qui la fait tester des voitures auprès de divers constructeurs automobiles canadiens, Valérie dégustait enfin la cerise sur le gâteau: la victoire de toute une saison d’un championnat national de course canadien.
De quoi vouloir écrire un bon scénario de film, non?
Valérie Limoges – et sa fille Alice, sur la première marche du podium au terme du Championnat 2022 de la Coupe Nissan Sentra. Photo by Nadine Filion
Malheureusement, il y a un triste chapitre à cette histoire autrement inspirante. Outre le fait que la Coupe Nissan Sentra 2022 soit la première victoire de Valérie Limoges dans une série nationale, c’est aussi la première fois qu’une femme remporte un championnat canadien de course automobile. Qu’importe la série, qu’il s’agisse de courses monotypes à celles ouvertes à tous, d’épreuves réservées aux petits quatre cylindres ou aux gros V8, de sprints remplis d’adrénaline ou de courses d’endurance, Valérie est la toute première femme à être couronnée championne au pays, après une pleine saison de courses.
Non pas que cet exploit soit le premier du genre pour Valérie. En 2001, lorsqu’elle a remporté le championnat québécois de karting, elle a été la première femme à monter sur la première marche du podium provincial. Malheureusement, 21 ans plus tard, elle est toujours la seule femme à l’avoir fait.
La bonne nouvelle, c’est que sur ses traces, il y a notamment Marie-Soleil Labelle qui, âgée d’à peine 18 ans, vient de terminer en deuxième position du championnat de la Coupe Nissan Micra, l’antichambre de la série Sentra. Une autre pilote canadienne s’est illustrée l’an dernier: Samantha Tan a remporté le championnat Pirelli GT4 America avec sa BMW M4.
La sino-canadienne Samantha Tan. Photo by Lisa Linke
Sauf que vous me connaissez; étant du genre à voir le verre à moitié vide plutôt qu’à moitié plein, la question que je me pose après chacune de ces victoires dans la lutte contre les sexes est toujours la même: pourquoi ces progrès ne se traduisent-ils pas dans la cour des grands? Pourquoi n’y a-t-il toujours pas de femme en Formule 1? Et depuis la retraite de Danica Patrick en 2018, pourquoi n’y a-t-il plus de femme en IndyCar?
À en croire les médias du sport automobile, la réponse est complexe. En ce qui concerne la F1, il y a toujours la sempiternelle question d’argent. Lawrence Stroll, par exemple, a dû acheter toute une équipe de course – non: un constructeur automobile au grand complet! – juste pour que son fils Lance puisse joindre le cirque. Il y a aussi les écueils attribuables à cette Super Licence, qui exige que les pilotes obtiennent 40 points pour se qualifier en F1, des points calculés selon une formule compliquée basée sur leurs succès dans des séries de courses moins importantes.
Creusez plus profondément, cependant, et l’adage «Ces choses-là mettent du temps avant de changer» ressemble de plus en plus à une (même) vieille litanie d’excuses. C’est qu’il y a déjà eu de nombreuses femmes au volant des meilleurs bolides de course au monde. Maria Teresa de Filippis, par exemple, a pris cinq départs pour Maserati. Lella Lombardi, quant à elle, a disputé 17 courses pour March. Mais bon, c’était dans les années 1950 et 1970 – vous savez, ces temps rétrogrades et sexistes où le terme «woke» n’avait pas encore commencé à germer…
Encore plus loin au siècle dernier, soit dans les années 1930, Hellé Nice – une mondaine française et danseuse de cancan – avait participé à plus de 70 Grands Prix, avant que ne frappe la Seconde Guerre mondiale. Parrainée par Ettore Bugatti lui-même, elle incarnait une telle attraction qu’elle était davantage payée que la plupart de ses concurrents masculins. De quoi rendre nos supposés «progrès» d’aujourd’hui pas mal illusoires, non?
Hellé Nice au volant de sa Bugatti, dans les années 1930.
Malgré toutes ces années – et toutes ces incursions féminines, le sexisme demeure une barrière. En 1983, par exemple, Taru Rinne a remporté le championnat finlandais de karting. Pourquoi est-ce important, dites-vous? Parce que l’homme qu’elle a supplanté sur la première marche du podium n’était nul autre que Mika Häkkinen. Oui, ce Mika Häkkinen qui allait devenir double champion de F1.
Selon les rumeurs de l’époque, les patrons du sport automobile étaient si furieux de la situation qu’ils ont d’abord fabriqué une infraction de course, qu’ils ont ensuite utilisée pour révoquer le titre de championnat de Taru Rinne, avant de l’interdire de compétition sur quatre roues. Inébranlable, la Finlandaise s’est alors lancée dans la course de motos. Prouvant qu’elle était réellement un prodige, elle a enchaîné les succès en GP125, soit l’équivalent sur deux roues de la Formule 3… jusqu’à ce qu’un autre prétexte donne l’occasion à Bernie Ecclestone de la bannir des courses de motos. Oui, ce Bernie Ecclestone.
Plus récemment, la hiérarchie de la Formule 1 a créé, pour la forme, la Formula W, une série exclusivement réservée aux femmes – une sorte de F2 féminine, si vous voulez. À sa création en 2018, l’intention déclarée était de fournir aux pilotes l’expérience dont elles avaient besoin pour se rendre en Formule 1.
Sauf qu’un article d’Autosport.com est venu montrer que de passer directement de la Formule W à la Formule 1 semble quasiment impossible. La grande vedette Jamie Chadwick a déjà remporté deux championnats de cette Formule W et, cette année, elle se dirige tout droit vers un troisième titre consécutif. Pourtant, selon le journaliste Jonathan Noble, il manquera toujours à la Britannique de 24 ans pas moins de 15 des points nécessaires pour se procurer la Super Licence convoitée.
Jamie Chadwick, dans sa monoplace de série W, au Circuit Paul-Ricard de France, en juillet dernier. Photo by Julien Delfosse /Reuters
En fait, le chef suprême de la F1, Stefano Domenicali, a «estimé» qu’il faudra encore au moins cinq ans avant qu’une femme ne rejoigne la grille de départ des Grand Prix, à moins que – et ne me jetez pas la pierre, je ne fais que citer: «Quelque chose qui ressemble à une sorte de météorite vienne frapper la terre». Pendant ce temps, la fondatrice et PDG de la série W, Catherine Bond, déclare: «Il vous faut cette karteuse kart âgée de sept et huit ans qui débute maintenant, sur un pied d’égalité avec les garçons», tant du côté monétaire que celui du temps passé dans les bolides qu’elles pilotent. Vous avez bien compris: qu’importe si Jamie Chadwick a remporté le championnat W à deux reprises, les femmes devront recommencer à zéro si elles veulent participer au grand cirque.
Bien sûr, ça laisse sous-entendre que les femmes n’ont jamais été qualifiées pour la F1… sauf que Susie Wolff a longtemps été pilote de développement chez Williams, ayant même participé à une séance complète d’essais au GP de Silverstone, aussi récemment qu’en 2014.
Et on pourrait continuer ainsi, mais l’évidence demeure: malgré une pléthore de pilotes féminines de talent et une série spécifiquement consacrée à leur intégration, il y a toujours ce plafond de verre aux échelons les plus élevés du sport automobile. Et ce plafond semble tout aussi infranchissable aujourd’hui qu’il ne l’était hier. Étonnamment, il semble subsister cette perception, aussi ridicule soit-elle, que pas une seule femme sur la planète ne pourrait devancer Nicholas Latifi.
Dans l’ordre habituel, Marie-Soleil Labelle et Valérie Limoges, sabrant leur victoire au Circuit Mont-Tremblant le week-end dernier. Photo by Nadine Filion
Vous savez quoi? Peut-être que la F1 aurait besoin d’une dose de Canadiens dans sa haute direction. En effet, Nissan Canada était on ne peut plus fier de récompenser, avec sa Coupe Sentra 2022, la persévérance de Valérie Limoges. De même, son chef des relations publiques, Didier Marsaud, a fièrement fait l’éloge de l’étoile montante, Marie-Soleil Labelle (sur notre photo ci-dessus). Par ailleurs, la participation de Valérie Limoges à la Coupe Sentra est soutenue depuis 2017 par Total Energie et, depuis deux ans par le Groupe Gabriel, dont la 30aine de concessionnaires comptent quatre établissements Nissan – évidemment.
Rappelons que jusqu’à 40% du public de la F1 est désormais féminin, un public à qui le grand manitou des Grands Prix vient d’affirmer qu’il n’a aucune chance de voir une pilote au féminin prendre le volant d’une monoplace F1 et ce, au cours des cinq prochaines années.
Le constat? Les Limoges, Labelle et Tan n’ont pas vraiment besoin de notre aide; elles ont juste besoin que nous nous ôtions de leur chemin…
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